Le rôle de la Ville de Genève dans l’avènement de la «Suisse humanitaire»
Auteure: Irène Herrmann, Professeure ordinaire d’histoire transnationale de la Suisse à l’Université de Genève
Tout d'abord, il y a là une incompatibilité temporelle puisque la rédaction de ce document primordial précède d'une quinzaine d'années l'établissement de l'institution humanitaire. Ensuite, on observe entre les deux une divergence de valeurs criante. L'article 57 de la loi fondamentale précise le droit d'asile, soit l'accueil de réfugiés dans les cantons, alors que le CICR se préoccupe des victimes hors du territoire national. Enfin, la neutralité helvétique, inscrite dans le texte comme un moyen officiel de préservation de l'indépendance du pays, entre en contradiction avec l'action préconisée par les Genevois qui vise, précisément, à intervenir sur les champs de bataille extérieurs. Et pourtant…
La Constitution ratifie la victoire des radicaux sur les conservateurs. A Genève, il conforte la position des élites politiques qui, en 1846, sont arrivées au pouvoir grâce à une révolution ayant destitué un gouvernement réactionnaire soutenu par les grandes familles de la ville. Les représentants de ce milieu social, désormais privé de sa suprématie politique, cherchent à se ménager des domaines d'activité susceptibles de les réinstaller dans leur importance passée. Le niveau cantonal et national leur semblant dorénavant interdit, ils se concentrent sur la sphère internationale, qui était d'ailleurs un espace d'activité bien exploré par leurs prédécesseurs. Car avant de devenir suisse, en 1814/1815, la ville du bout du lac Léman était un minuscule confetti d'Etat, protégé d'agresseurs éventuels grâce à sa réputation européenne.
Voltaire et Rousseau: Indéfectiblement associé à Genève
De fait, ce lustre remonte surtout à la Réforme, quand la notoriété de Jean Calvin contrebalance l'insignifiance territoriale de la Cité, limitée à une agglomération urbaine entourée de quelques possessions. Au 18e siècle, deux des plus illustres porte-paroles des Lumières – Voltaire et Rousseau – voient leur nom indéfectiblement associé à celui de Genève. Après la période napoléonienne, alors que Genève est attribuée à la Confédération, certains de ses ressortissants continuent à (s')investir au-delà des frontières helvétiques. Le banquier Gabriel Eynard s'engage ainsi en faveur de la Grèce chrétienne dans sa lutte contre l'empire ottoman musulman. Cette philanthropie "proto-humanitaire" ne contredit pas le droit d'asile local, mais il le complète au nom de valeurs vues comme universelles. Ainsi, le CICR s'insère dans une tradition et un substrat indigènes, qui ne sont pas en opposition avec les préceptes que se sont donnés les Suisses en 1848.
«A cette époque, elles se rendent compte qu'en cas d'agression contre leur patrie, le désengagement militaire du pays ne serait pas défendu par les Grandes Puissances du continent. Il fallait donc rendre ce statut géopolitique utile: c'est à quoi servira l'humanitaire.»
Profiter du statut géopolitique
Néanmoins, pour que l'organisme et son œuvre soient durables, il fallait que cette compatibilité soit officiellement reconnue à Berne. De manière contre-intuitive, c'est le principe de neutralité suisse qui permettra au Comité international de devenir efficient. Alors même que les autorités fédérales avaient assisté à la naissance du Comité avec indifférence, elles s'impliquent toujours plus en sa faveur dès le tournant des années 1860/1870. A cette époque, elles se rendent compte qu'en cas d'agression contre leur patrie, le désengagement militaire du pays ne serait pas défendu par les Grandes Puissances du continent. Il fallait donc rendre ce statut géopolitique utile: c'est à quoi servira l'humanitaire. Le CICR, si genevois, est présenté comme la preuve des services que la Confédération peut rendre aux belligérants. Mieux encore, il démontre que les nations occidentales ont jugulé la barbarie de la guerre et peuvent civiliser – lire coloniser – les contrées dites «sauvages».
Les puissances environnant la Confédération sentent donc qu'elles ont doublement intérêt à soutenir les objectifs de l'institution, non seulement en tant qu'Etats nationalistes prêts à déclencher des guerres d'expansion pour affermir leur assise, mais aussi pour se donner bonne conscience face au reste du monde, qu'elles asservissent au nom des progrès de l'humanité. Ce mécanisme explique le soutien que ces métropoles coloniales apportent à l'œuvre humanitaire des Genevois, et le patronage que les autorités helvétiques lui accordent. Rapidement, ces dernières orchestrent même un amalgame entre la Croix-Rouge et la Croix-blanche, même si, initialement, la première s'est constituée par opposition au régime politique que symbolise la seconde; même si les victimes dont elles se préoccupent, tout comme la neutralité dont elles se revendiquent l'une et l'autre, n'ont que peu de choses en commun.
Le CICR: Un lien dans une relation ambivalente
L'humanitaire se profile donc comme un phénomène crucial dans la transformation de Genève en acteur décisif de la politique et de la cohésion suisses, alors même que cette aide impartiale aux blessés de guerre était, à la base, destiné à permettre de dépasser le cadre national imposé par l'appartenance suisse, et de compenser la petitesse de cette ville-Etat. Le CICR constitue ainsi un trait d'union dans une relation ambiguë, comme les Genfereien qui caractérisent le bout du lac le rappellent régulièrement.
Irène Herrmann est Professeure ordinaire d’histoire transnationale de la Suisse à l’Université de Genève