«Et pourtant il bouge…» – Le fédéralisme suisse et les villes
Auteur: Daniel Kübler, professeur de sciences politiques à l’Université de Zurich et membre de la direction de Centre d’études sur la démocratie à Aarau (ZDA).
Pour les villes suisses, la fondation de l’État fédéral il y a 175 ans fut un événement ambivalent. D’une part, elle a permis à la longue lutte des élites urbaines libérales pour un État démocratique moderne et un espace économique uniforme d’être couronnée de succès. D’autre part, les villes ont été largement dépossédées de leur statut particulier au sein du nouvel État. En étant «dégradées» au rang de communes, leur histoire plus ou moins glorieuse de centres du pouvoir dominant a momentanément pris fin.
L’édifice fédéraliste sous tension
Le fédéralisme suisse ne fait pas de différence entre les unités situées au niveau étatique le plus bas. Du point de vue du droit constitutionnel, la plus grande commune – la Ville de Zurich avec ses quelque 450'000 habitantes et habitants – et la plus petite d’entre elles – actuellement Kammersrohr (SO), un village de 32 âmes – sont sur un pied d’égalité. Cela n’a pas changé depuis la création de l’État fédéral il y a 175 ans. Mais ce principe est-il encore approprié aujourd’hui?
En Suisse, les régions urbaines ont significativement gagné en importance, notamment durant la seconde moitié du 20e siècle. La population des villes a augmenté, les agglomérations urbaines se sont étendues. Aujourd’hui, 84% de la population vit dans des villes et des agglomérations (Office fédéral de la statistique 2014). Le poids des régions urbaines s’est également accru d’un point de vue économique. Près de deux tiers du produit intérieur brut est désormais généré par les trois principales agglomérations urbaines (Zurich, Genève-Lausanne et Bâle), lesquelles n’occupent cependant que 10% du territoire (Müller-Jentsch 2011).
«La Suisse s’est définitivement transformée en 'un pays de villes'»
La Suisse s’est définitivement transformée en «un pays de villes» (Eisinger und Schneider 2003). Et plus le temps passe, plus il apparaît que les structures traditionnelles inhérentes au fédéralisme se trouvent en porte-à-faux avec ce paysage urbain. Un constat qui ne porte pas seulement sur la répartition des sièges au Conseil des États ou le nombre de voix de la majorité des cantons, grâce auxquelles les cantons périphériques peu peuplés ont davantage de poids que les cantons urbains du Plateau. Les frontières cantonales sont elles aussi de plus en plus considérées comme un problème: le territoire des agglomérations s’étend souvent sur plusieurs cantons, si bien que la mise en œuvre de la coordination intercantonale – par exemple en matière de transports publics, d’aménagement du territoire ou de développement économique – s’avère particulièrement exigeante.
Réformes fondamentales: mission impossible
Face à ces évolutions, des propositions visant à adapter les structures de base du fédéralisme suisse se sont régulièrement succédées.
Certaines de ces propositions ont pour but d’améliorer le statut juridique des villes et des agglomérations afin de leur conférer davantage de poids en matière de politique fédérale. Dans le canton de Zurich par exemple, il a été question, en 2008, du dépôt d’une initiative cantonale demandant l'instauration d'un référendum des villes au niveau fédéral – de manière analogue au référendum cantonal qui existe déjà aujourd’hui. Et en 2010, une initiative parlementaire du conseiller national Hans-Jürg Fehr visaient à ce que les villes comptant plus de 100'000 habitantes et habitants se voient accorder le statut d’un demi-canton muni des droits correspondants. Or politiquement, les deux propositions, de même que les suivantes au contenu similaire, n’avaient aucune chance d’aboutir.
D’autres propositions, bien plus nombreuses, ont pour objectif d’adapter les frontières cantonales. Elles préconisent par exemple une fusion de Lucerne, Nidwald, Obwald, Schwyz et Zoug en un «canton de Suisse centrale», la création d’un «canton de Suisse du Nord-Ouest» ou encore une fusion de Vaud et de Genève en un «canton du Léman» (Neugebauer 2000). Autre exemple connu, l'ancien directeur de l'Office fédéral du développement territorial a également mené une réflexion sur une réorganisation fondamentale des cantons, en présentant différents scénarios de fusion (Rumley 2010). Des propositions de cette nature sont également restées lettre morte. En 2002, deux initiatives populaires au sujet d’une fusion des cantons de Vaud et Genève ont échoué avec fracas dans les urnes: plus de trois quarts des voix s’y étaient opposées (par 77% des voix dans le canton de Vaud et 80% des voix dans le canton de Genève). La fusion des deux Bâle, comparativement plus modeste et nettement moins compliquée du point de vue du droit constitutionnel, a elle aussi connu un échec en 2014 devant le scepticisme des électrices et électeurs de Bâle-Campagne. Il s’agissait là de la troisième tentative de réunification infructueuse des deux demi-cantons bâlois. Les cantons recèlent de toute évidence une influence identitaire, raison pour laquelle leurs frontières ne se laissent pas redessiner aussi facilement.
«Les cantons recèlent de toute évidence une influence identitaire.»
Ces expériences montrent que vouloir réformer les structures de base du fédéralisme suisse est mission impossible. Il s’avère finalement que les déséquilibres au niveau des voix de chacun des cantons et de leurs corps électoraux sont inhérents à une organisation fédéraliste de l’État (Waldmann 2018). Et vu que les structures fédéralistes protègent précisément les acteurs qui profitent de ces déséquilibres, une majorité politique désireuse de modifier ces structures ne pourra pas être trouvée de sitôt. Pour ces raisons, vouloir se préoccuper de réformes fondamentales du fédéralisme suisse constitue en effet une perte de temps.
Une approche plus prometteuse: coopération et coordination
Depuis le début du millénaire, le poids des villes et des agglomérations au sein de la politique fédérale s’est néanmoins sensiblement accru. Au milieu des années 1990 déjà, le Conseil fédéral a reconnu dans le rapport sur l’aménagement du territoire que la prospérité de la Suisse dépendait de façon décisive de la capacité de ses agglomérations urbaines à maintenir leur positionnement face à la concurrence internationale. Sur la base du nouvel article de la Constitution fédérale révisée en 1999 (art. 50 Cst. sur les communes), la Confédération a développé la politique des agglomérations, par le biais de laquelle elle contribue, depuis maintenant plus d’une vingtaine d’années, à améliorer l’infrastructure des villes et des agglomérations urbaines. Le nouveau métro lausannois, la ligne diamétrale ferroviaire de Zurich, le tram de Berne Ouest, les chemins de fer urbains de Zoug ou la ligne de tramway Cornavin-Onex-Bernex constituent les projets les plus connus que la politique des agglomérations a permis de réaliser.
La réussite de la politique des agglomérations ne repose cependant pas sur la création de nouvelles structures au sein du fédéralisme, mais sur l’amélioration des rapports entre les institutions existantes. Les éléments fondamentaux de la politique des agglomérations – programmes d’agglomération, Conférence tripartite, projets pilote, projets urbains, programme «Quartiers durables» – exigent tous une collaboration entre communes, cantons et Confédération. Ils remplissent leur rôle grâce à la bonne volonté de toutes les parties impliquées et aux rapports de confiance mutuelle ayant pu être établis au fil des années.
La politique des agglomérations montre de manière exemplaire l’importance que revêt, en Suisse, le fédéralisme coopératif qui repose sur un mode de collaboration volontaire, constructif et pragmatique entre les autorités des trois niveaux étatiques. Cette collaboration constitue la clé permettant de réussir l’adaptation du fédéralisme aux circonstances et exigences actuelles. Il est dès lors patent que de supposés grands projets – tels que la refonte du Conseil des États et de la majorité des cantons, ou la redéfinition des frontières cantonales – n’ont pas seulement aucune chance d’aboutir, mais sont en outre dans une large mesure inutiles.
Références:
- Office fédéral de la statistique (2014): L'espace à caractère urbain 2012. Rapport explicatif. Neuchâtel: Office fédéral de la statistique.
- Eisinger, Angelus und Michel Schneider (éditeurs)(2003): Stadtland Schweiz. Bâle: Birkhäuser (en allemand).
- Müller-Jentsch, Daniel (2011): Aires métropolitaines et zones à faible potentiel, les deux pôles du développement économique régional. La vie économique 2011(5), 12-15.
- Neugebauer, Gregory (Hrsg.)(2000): Föderalismus in Bewegung - wohin steuert Helvetia? Zürich und Frauenfeld: Ebner und Huber (en allemand).
- Rumley, Pierre-Alain (2010): La Suisse demain! De nouveaux territoires romands. Un nouveau canton du Jura: utopie ou réalité? Fleurier: Éditions du Belvédère.
- Waldmann, Bernhard (2018): Perspektiven des schweizerischen Föderalismus. In: Diggelmann, Oliver, Maya Hertig und Benjamin Schindler (Hrsg.) Verfassungsrecht der Schweiz / Droit constitutionnel suisse. Zurich: Schulthess, 797-815.
Daniel Kübler est professeur de sciences politiques à l’Université de Zurich et membre de la direction de Centre d’études sur la démocratie à Aarau (ZDA).